«Mein theurer Vater!»… écrivit Maurício Rugendas depuis Rio de Janeiro le 12 mai 1825.
«Mon cher père! Enfin j’ai l’occasion de vous donner, mon père et ami bien-aimé, des preuves de ma vie et de mon prochain retour sans aucun doute. Depuis le 29 mars je suis ici après une absence de onze mois et j’ai trouvé vos précieuses lettres d’août, septembre et du 2 décembre, avec leurs pièces jointes, auxquelles je n’ai pas voulu répondre pour l’instant car je ne pouvais pas déterminer la date de mon départ, et que je ne réponds pas encore aujourd’hui, informé trop tard du départ du Hamburg, à bord duquel je confie ces lignes. Cette feuille sert seulement à annoncer que le 30 mai j’embarquerai sur le brick de la Marine royale française Le Phaon, commandé par Perseval, pour la Bahia, d’où je partirai quelques jours après à bord de la frégate La Bayonnaise pour Brest où j’espère arriver si Dieu le veut en août; donc, je vous prie d’envoyer des nouvelles à ce lieu poste restante (…) [1].»
Le jeune artiste avait voyagé dans l’intérieur depuis le début de mai 1824, d’abord avec l’expédition Langsdorff, et pour cette période le journal du naturaliste fournit beaucoup de précisions sur son itinéraire. Il voyagea ensuite indépendamment à partir du 1er novembre, et nous n’avions aucune indication sur cette partie de son voyage jusqu’à nos recherches documentaires en France : grâce aux données fournies par cette lettre nous avons pu connaître les dates et les moyens des voyages maritimes des derniers mois de son premier séjour au Brésil [2].
Les archives de la Marine indiquent que le lieutenant de vaisseau Ferdinand Parseval commandait le brick Faune, affecté à cette station navale française au Brésil du 8 avril 1824 au 13 mai 1825 : voici le Phaon, voici le Perceval. La «frigate La Bayonnaise» est en réalité la gabare (transport) Bayonnais, qui effectua deux missions d’approvisionnement de l’escadre en 1824 et 1825 sous les ordres du lieutenant de vaisseau Mathieu Jullien [3].
Le 5 mai, le brick Inconstant apporta, en mission du contre-amiral Grivel, commandant de la station, des ordres à Parseval, mouillé dans la baie depuis le 23 avril, de se rendre à la Bahia pour prendre ses vivres sur le Bayonnais, lequel retournerait ensuite à Brest. Cependant, avant de lever l’ancre, Parseval voulut voir achevés les travaux qu’il avait ordonnés sur l’esnarcée du Faune, travaux qui devaient le retenir jusqu’à la fin du mois. C’est dans ces conditions que Rugendas écrivit sa lettre à son père. Le 4 juin, le Faune leva l’ancre; Rugendas était certainement à bord, et si son nom n’apparaît pas dans les documents de bord du brick, rappelons que les personnes invitées personnellement par le commandant, embarquées à ses frais, n’étaient jamais mentionnées. Le Faune arriva à la Bahia le 15 juin et ne trouva pas le Bayonnais. Le transport s’était rendu au Rio sur la corvette Écho du capitaine de vaisseau François Bourdé. Cet officier, commandant par intérim des forces navales françaises après le départ de Grivel pour des manœuvres d’escadre, avait laissé des instructions écrites pour que Parseval se dirige ensuite rapidement vers le Rio. En fait, Parseval ne quitta la Bahia que le 25 juin [4].
Au port, un navire marchand français, la Louise du Havre, complétait lentement sa cargaison de sucre et de peaux. C’est sur ce navire, dont le capitaine Jean-Baptiste de Rivry était peut‑être connu de Parseval, que Rugendas remonta en Europe. La Louise prit la mer le 3 août 1825 et arriva au Havre le 25 septembre. Les sept passagers — quatre étudiants brésiliens et le domestique de l’un d’eux, plus un négociant français et Rugendas qui détenait un passeport français — furent autorisés à débarquer trois jours plus tard [5].
Ainsi Rugendas resta 48 jours à la Bahia lors de son voyage de retour. Passons maintenant au domaine des conjectures. Ce 29 mars 1825 où Rugendas arrivait à Rio — le jour de son vingt-troisième anniversaire — il venait de l’intérieur. Les personnes venant des provinces maritimes débarquaient à Rio ; mais les NOUVELLES MARITIMES du Diario Fluminense, qui relataient quotidiennement les mouvements du port, ne contiennent, du 23 mars au 1er avril, ni le nom de Rugendas ni celui d’aucun bateau correspondant à ses dessins. De plus, la rubrique n’indiquait que deux étrangers, un Français venant de Montevideo et un Espagnol venant de Campos. Bien sûr, il est possible qu’il y ait eu une omission dans les informations du Diario Fluminense durant la Semaine Sainte de 1825 ; il est possible aussi que Rugendas ait menti à son père ; qu’il ait utilisé un autre nom ou soit rentré à Rio par petites étapes ; mais, en raisonnant sur les termes de la lettre de Rugendas, nous parvenons à la même conclusion. S’il était arrivé d’un lieu bien connu du Brésil, comme Pernambuco ou Bahia, il l’aurait indiqué ; d’ailleurs, dans ces villes il pouvait envoyer des lettres et même en recevoir s’il y était resté assez longtemps. Nous devons donc supposer qu’il était resté dans l’intérieur depuis novembre. Or, le volume Viagem Pittoresca montre qu’il fut à Pernambuco. Il n’a pu s’y rendre qu’entre mars 1822 et mai 1824, sans lien avec l’expédition Langsdorff. Cela peut être un élément pour éclairer son conflit avec le naturaliste. Si l’on juge d’après les documents publiés, ce dernier pouvait se plaindre de la mauvaise volonté de Rugendas à remplir les obligations de son contrat et réclamer la remise de davantage de dessins. Cependant, la justice se prononça en faveur du jeune artiste, contre le baron propriétaire terrien et consul de Russie. Le dossier de Rugendas ne nous est pas parvenu, mais il n’a pu être entièrement vide. Une lettre écrite à Augsbourg à la fin de 1825 en sa défense soutient que Langsdorff aurait rompu son contrat dès 1822. Un voyage indépendant ensuite serait certainement un argument [6].
Pol Briand, le 24 février 2002.
Voir Rugendas : Rugendas — Viagem Pittoresca no Brasil
commentaire, questions, critique : polbrian@wanadoo.fr.
Notes et documents
Fichier de 99 kb
Pardonnez aux lecteurs de langue portugaise, les notes et documents ne sont pas traduits.
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Note 1 :
- Texte allemand de la lettre de Rugendas.
- Sources.
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Note 2 :
- Bibliographie.
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Note 3 :
- Sources documentaires pour l’histoire de la force navale française au Brésil.
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Note 4 :
- La station navale française au Brésil, 1822-1825 (en français).
- À propos du passage à bord des navires de guerre français (en français).
- Le lieutenant Parseval, capitaine du Faune (en français).
- Le lieutenant Jullien, capitaine du Bayonnais (en français).
- Les opérations navales françaises au Brésil en 1825 (en français).
- La mission du Bayonnais (en français).
- Document : Rapport du capitaine Bourdé, commandant par intérim de la force navale, sur les mouvements du Faune et du Bayonnais (en français).
- Pourquoi Parseval a-t-il pris du retard à la Bahia (en français) ?
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Note 5 :
- La Louise, du Havre, trois mois à la Bahia en 1825 (en français).
- Documents : Extrait de la liste de bord de la Louise (en français).
- Office du consul français sur le commerce maritime à la Bahia en 1825 (en français).
- Le passeport français du Bavarois Rugendas (en français).
- Document : Office du consul général de France sur les passeports accordés aux étrangers — Réponse du consul de Gestas au ministre ordonnant de ne pas délivrer de passeports et de garanties aux Européens étrangers, 18 septembre 1824 (en français).
- Extrait de 30 mois de ma vie de J.-B. Douville — les expériences malheureuses d’un Français avec la justice au Brésil.
- Pourquoi les passagers de la Louise ont-ils attendu trois jours l’autorisation de débarquer ? (en français).
- Surveillance policière des Brésiliens passagers de la Louise (en français). De 1820 à 1830, la police royale surveillait les Brésiliens résidant en France. Les rapports, avec les passeports brésiliens, donnent quelques informations sur les compagnons de voyage de Rugendas.
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Note 6 :
- Conjectures : documents justificatifs
- Diario Fluminense — NOUVELLES MARITIMES
- Lettre de Rugendas esquissant sa défense (Augsbourg, 8 décembre 1825, en allemand et en français).
- Conjectures : documents justificatifs
Informations biographiques (en français) :
- Bourdé de Villehüet, François‑Marie (1775 - après 1841).
- Jullien, Mathieu (1788‑1833).
- Parseval‑Deschênes, Alexandre Ferdinand de (1790‑1860).
- Rivry, Théodat Jean‑Baptiste Le Bastier de (1785‑1829).