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Le croc-en-jambe (rasteira) : disparition et importance dans la capoeira

Lúcia Palmares regrette la quasi-disparition de la rasteira dans la capoeira moderne, rappelle son importance technique et symbolique et insiste sur la nécessité de l'enseigner et de la pratiquer avec conscience et tactique.

La rasteira était un symbole d’habileté pour les capoeiristas. Il fallait de l’entraînement et de l’astuce, comme le rappelle Lúcia Palmares.

Dernièrement dans la capoeira que j’ai vue dans l’Etat de São Paulo et encore plus en Europe, je regrette la presque complète disparition de la rasteira (croc-en-jambe).

La rasteira a été longtemps un symbole de l’habileté des capoeiristes. C’était le but de nombreuses heures d’entraînement dans l’academie. Pour réussir à mettre une bonne rasteira, les capoeiristes travaillaient leur partenaire; il y avait le jeu orné (floreio), la ginga, les negaças, tromperies et feintes qui font partie de la capoeira.

Une histoire, arrivée à Bahia dans les années 1970, dans l’académie de Mestre Nô où j’étais élève, montre quelle importance avait la rasteira. Un des élèves préférés de Nô, formé après quelques années d’apprentissage, considéra que, avec sa forme physique et son expérience, il dépassait son maître. Il le défia un samedi, devant tous les élèves et plusieurs visiteurs. Nô continua à préparer les berimbaus, en écoutant. Comme l’élève plaisantait souvent, il ne le prit pas tout de suite au sérieux, et lui demanda de répéter. L’autre lui dit, le regardant dans les yeux – «C’est toi et moi, ici et aujourd’hui, maître.» Nô laissa les berimbaus, retira sa ceinture de maître, la mit autour de l’atabaque (tambour), et dit que s’il perdait, l’élève partirait pour toujours; mais s’il avait l’avantage il pourrait reprendre l’academie. L’élève avait sur le maître l’avantage de la jeunesse, 23 ans contre les 35 de Nô, et il le dépassait d’une tête. Il possédait une ginga unique, qui le transformait dans la ronde.

Tout le monde se disposa pour la roda. Le jeu commença, tout de suite, sans ladainha, sur une musique de cadence moyenne, sans chant, et continua assez longtemps. Il y avait beaucoup de tension. Ceux qui jouaient des instruments, jouaient, les autres restaient silencieux.

Les attaques et les esquives se succédaient. L’objectif était certainement de jeter l’autre au sol. Il y avait des moments de supériorité de l’un sur l’autre, puis l’avantage changeait de camp. Nô cuisina l’élève jusqu’à lui donner une rasteira fantastique qui lui prit les deux jambes et l’envoya les fesses par terre. L’élève, en colère, essaya de se jeter sur lui à coups de poing, mais les autres l’en empêchèrent. Lui, à la fin, fut si dégoûté qu’il abandonna la capoeira.

C’est une histoire entre beaucoup de celles que j’ai vues, qui prouve l’importance symbolique de la rasteira dans la capoeira. Aucun bon capoeiriste de ce temps n’aurait voulu prendre une rasteira.

Qui ne se souvient du talent de maître Canjiquinha, de Um-por-Um (du quartier de Massaranduba à Salvador), de Marcos “Alabama”, pour la rasteira?

Dans les baptêmes, la conclusion du jeu du débutant était la chute par rasteira, à l’exclusion de tout autre coup déséquilibrant.

Aujourd’hui, nous voyons des capoeiristes qui se disent exceptionnels qui ne parviennent pas à placer une rasteira sur les élèves aux baptêmes.

Nous voyons des capoeiristes pratiquer l’intimidation sur les nouveaux, et des coups traumatisants et des projections effectuées sans technique pour parvenir à les faire tomber.

C’est lamentable de voir que la nouvelle génération comprend des éléments qui ne sont pas fiers de leur technique. Ils ont si peu de confiance dans leur art qu’ils n’ouvrent pas leur jeu, même dans l’intention de faire tomber, pour des débutants avec seulement quelques mois d’entraînement. Ceux qui les regardent de loin voient les opportunités qui s’offrent à eux de donner la rasteira. Ils ne les prennent pas, préférant les mouvements violents, des chapas ou des martelos, ou des déséquilibrants où ils utilisent principalement leur poids, pour la tristesse de l’assistance, qu’ils soient élèves, parents ou spectateurs qui connaissent l’art de la capoeira.

Il semble donc que la rasteira ne soit plus au menu de la capoeira. Pourquoi?

Est-ce que les nouvelles méthodes d’enseignement excluent la rasteira? Est-ce que la rasteira ne fait pas partie de la capoeira moderne? Qu’elle exige trop de ces nouveaux propriétaires de la capoeira? La rasteira exige beaucoup de conscience de l’autre. Comme je l’ai déjà noté, il faut le travailler, le cuisiner suffisamment l’adversaire pour que celui-ci se jette dans un coup décisif… qui se termine dans sa propre chute. C’est le témoignage d’un maître, mais il faut de la tête, et du temps. Les jeux auxquels nous assistons ont pour objectif principal de montrer des mouvements. Qu’ils soient agressifs ou acrobatiques, peu importe, les mouvements dépassent, dans la tête des joueurs de capoeira, la tactique, l’habileté dans l’art de manœuvrer l’autre. En général, nous sommes d’accord avec ceux qui trouvent, comme Maître Decanio, que la cadence trop rapide et la volonté de s’imposer dans un jeu où tout vaut sont préjudiciables au jeu de capoeira, lui retirant la ginga, la rasteira, tout ce qui fait la beauté de notre art.

Si, comme nous le supposons, la capoeira de Bahia a une chose à enseigner au monde (en pratique, à nos élèves européens), c’est justement cette chose originale. Aussi nous ne pouvons pas accepter de voir mépriser un élément fondamental comme la rasteira.

Pour cela, nous développons un travail de base avec nos élèves, hommes ou femmes, faibles ou forts, jeunes ou vieux, pour une capoeira qui s’occupe de l’autre, partenaire et adversaire en même temps.

Lúcia Palmares
mai 1997.